Raynald Najosky
Artiste photographe
La Bête humaine
Et, debout sur la plaque de tôle, qui reliait la machine au tender, dans les continuels cahots de la trépidation, Jacques, malgré la neige, se penchait à droite, pour mieux voir. Par la vitre de l’abri, brouillée d’eau, il ne distinguait rien ; et il restait la face sous les rafales, la peau flagellée de milliers d’aiguilles, pincée d’un tel froid, qu’il y sentait comme des coupures de rasoir.
De temps à autre, il se retirait, pour reprendre haleine ; il ôtait ses lunettes, les essuyait ; puis, il revenait à son poste d’observation, en plein ouragan, les yeux fixes, dans l’attente des feux rouges, si absorbé en son vouloir, qu’à deux reprises il eut l’hallucination de brusques étincelles sanglantes, tachant le rideau pâle qui tremblait devant lui.
Mais, tout d’un coup, dans les ténèbres, une sensation l’avertit que son chauffeur n’était plus là. Seule, une petite lanterne éclairait le niveau d’eau, pour que nulle lumière n’aveuglât le mécanicien ; et, sur le cadran du manomètre, dont l’émail semblait garder une lueur propre, il avait vu que l’aiguille bleue, tremblante, baissait rapidement. C’était le feu qui tombait. Le chauffeur venait de s’étaler sur le coffre, vaincu par le sommeil.
— Sacré noceur ! cria Jacques, furieux, le secouant.
(extrait) La Bête humaine (1890)